Économie, diplomatie, guerre : Qatar et Émirats arabes unis affûtent leurs appétits en Afrique
Les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite et le Qatar sont de plus en plus influents en Afrique. Non content d’être une destination pour les capitaux de ces États, le continent est un espace où s’exercent leurs rivalités et constitue la pierre de touche de leurs ambitions planétaires. Dubaï est devenu la plaque tournante financière essentielle pour les élites africaines.
Et à l’heure où les prêts chinois et l’aide européenne diminuent, les dirigeants africains cherchent de nouvelles sources de financement. Si bien que la montée en puissance du Golfe transforme la géopolitique du continent, en bien comme en mal.
Des liens de plus en plus étroits
La Corne de l’Afrique n’est séparée de la péninsule arabique que par le golfe d’Aden et la mer Rouge : depuis longtemps, les Arabes perçoivent cette région comme faisant partie de leur voisinage. Dans le reste de l’Afrique, les pays du Golfe finançaient des organisations caritatives musulmanes et achetaient des terres agricoles, même si ces activités dépendaient des fluctuations des prix pétroliers.
Depuis quelque temps, ces relations intermittentes sont devenues plus régulières, les pays du Golfe s’affirmant comme des puissances moyennes dans un monde multipolaire. Les liens économiques sont le signe plus évident d’un rapprochement entre les pays du Golfe et l’Afrique. Dans les années 2010, le commerce annuel entre les pays d’Afrique subsaharienne et les Émirats était moitié moindre qu’entre la région et les États-Unis.
Mais depuis 2020, la somme des importations et des exportations entre les Émirats et l’Afrique subsaharienne a été plus importante. Au cours de la dernière décennie, les Émirats ont été le quatrième investisseur étranger direct en Afrique, derrière la Chine, l’Union européenne et les États-Unis.
Ils sont venus à la rescousse des États africains à court de devises fortes, par exemple en remettant à flot le Soudan en 2019 et l’Éthiopie en 2018. Récemment, ils se sont engagés à investir 35 milliards de dollars [32,5 milliards d’euros] en Égypte. De plus, les millions d’Africains qui résident dans les États du Golfe représentent une source indispensable d’envois d’argent pour leurs pays respectifs.
Un pivot économique entre l’Afrique et l’Asie
Les Émirats sont particulièrement actifs dans la logistique et l’énergie. Ils sont le principal concurrent de la Chine pour les ports africains. DP World [filiale de Dubai World, société de participation appartenant au gouvernement de Dubaï et troisième exploitant portuaire mondial], établie à Dubaï, gère des ports dans neuf pays africains, et, en octobre, elle a obtenu une nouvelle concession en Tanzanie. L’Abu Dhabi Ports Group en gère plusieurs autres. Cette implantation conforte la place des Émirats en tant que pivot entre l’Afrique et l’Asie, un rôle encouragé par la compagnie aérienne émiratie.
Par ailleurs, les Émirats aident l’Afrique à mettre en place des projets pétroliers et gaziers, alors que, dans le même temps, certains pays occidentaux craignent de ne pas pouvoir respecter les accords climatiques. En décembre, le Maroc et les Émirats sont convenus de construire un gazoduc qui acheminera le gaz entre le Nigeria et la Méditerranée.
Parallèlement, les investisseurs émiratis sont parmi les plus gros financeurs de projets dans les énergies renouvelables en Afrique. Masdar, une entreprise d’État, prévoit d’investir 10 milliards de dollars [9,3 milliards d’euros] dans la production d’électricité en Afrique subsaharienne, la portant à 10 gigawatts supplémentaires – un coup de pouce important, dans la mesure où la capacité installée de la région, hors Afrique du Sud, est de 89 gigawatts, soit environ la même que celle du Mexique. “Ils veulent montrer qu’ils sont capables de réaliser de tels projets mieux que les pays occidentaux, et ils veulent que les Africains les aiment”, affirme un conseiller auprès d’Abou Dhabi.
En novembre s’est tenu le premier sommet Arabie saoudite-Afrique. Il s’agissait du dernier événement en date du type “Afrique +1”, inspiré par les réunions triennales de la Chine. L’Arabie saoudite a annoncé qu’elle investirait plus de 25 milliards de dollars [23 milliards d’euros] en Afrique à l’horizon 2030, et qu’elle donnerait 5 milliards de dollars supplémentaires [4,65 milliards d’euros] sous forme d’aides. Ayant contribué à renflouer le Soudan, et selon certaines informations la République centrafricaine ces dernières années, l’Arabie saoudite s’est depuis lors engagée à aider le Ghana et d’autres pays plongés dans une crise de la dette.
Le rôle joué par le Qatar au Rwanda montre à quel point de petits investissements (à l’aune du Golfe) peuvent être profitables pour l’Afrique. La Qatar Investment Authority (QIA) [Autorité d’investissement qatarie], un fonds souverain doté de 500 milliards de dollars [463 milliards d’euros], a co-investi dans un fonds panafricain lié au Rwanda Social Security Board, principal fonds d’investissement rwandais. La QIA détient également une part de 60 % dans un projet de construction d’un nouvel aéroport au sud de Kigali, la capitale.
De l’argent à dépenser
L’attrait de l’Afrique pour les États du Golfe est de trois ordres. Premièrement, ils ont de l’argent à dépenser, tandis que d’autres pays se retirent du jeu. Dans les années 2020, en moyenne, les nouveaux prêts chinois à l’Afrique n’atteignent plus que 10 % de ce qu’ils étaient dans les années 2010 (1,4 milliard de dollars par an [1,3 milliard d’euros], contre 14 milliards [13 milliards d’euros]). En 2022, la part de l’aide occidentale à l’Afrique était à son plus faible niveau depuis au moins 2000.
Deuxièmement, les autocraties du Golfe sont perçues comme étant bien plus réactives que l’Occident ou la Banque mondiale. En janvier, l’Ouganda a choisi une société émiratie pour construire une raffinerie de 4 milliards de dollars [3,70 milliards d’euros], après avoir mis fin à un accord avec un groupe américain dont il disait qu’il prenait trop de temps.
Troisièmement, le Golfe est perçu quelque peu comme un modèle par des pays africains qui cherchent à se diversifier, en ne comptant plus uniquement sur leurs ressources naturelles. Et “comme les Chinois, ils sont courtois et vous déroulent le tapis rouge, même pour des dirigeants de petits pays, ce qui ne gâte rien”, ajoute un conseil auprès d’un président africain.
L’offensive économique du Golfe s’accompagne d’une activité diplomatique. Entre 2012 et 2022, le Qatar et les Émirats ont plus que doublé le nombre d’ambassades qu’ils ont en Afrique. L’Arabie saoudite prévoit de faire passer à 40 (contre 28 actuellement) le nombre de ses missions diplomatiques en Afrique.
Des dirigeants africains se sont ralliés aux Saoudiens pour condamner l’invasion de Gaza par Israël. Il est difficile d’imaginer que l’Afrique du Sud ait engagé une procédure contre Israël devant la Cour de justice internationale (CIJ) pour génocide à Gaza sans le soutien des pays du Golfe, notamment le Qatar, que Cyril Ramaphosa, le président d’Afrique du Sud, avait visité en novembre, environ six semaines avant de saisir la CIJ.
“La nouvelle Chine” émiratie
L’attention que le Golfe porte aux problèmes africains a parfois été efficace. En 2018, l’Arabie saoudite et les Émirats ont aidé à négocier un rapprochement entre l’Éthiopie et l’Érythrée. En outre, ces deux États du Golfe ont contribué au financement de la lutte contre les djihadistes au Sahel.
Pourtant, les États du Golfe peuvent aussi déstabiliser l’Afrique et, ce faisant, saper les objectifs de l’Occident. C’est particulièrement vrai des Émirats, l’État qui prend le plus de risques dans la défense de ses intérêts géostratégiques sur le continent. À telle enseigne que, même si aux yeux des Africains les Émirats deviennent la “nouvelle Chine” en termes d’investissements, la manière dont ils placent un réseau d’hommes forts rappelle aussi la stratégie africaine de la Russie.
Les Émirats utilisent leur force de frappe économique et leurs approvisionnements en armes pour se constituer un maillage de clients en Afrique du Nord-Est. C’est le cas notamment de Khalifa Haftar, un homme fort [de l’est] libyen ; de Mohamed Hamdane Daglo, un chef de guerre soudanais, connu sous le nom de “Hemeti” ; et du président du Tchad, Mahamat Déby.
L’adoubement diplomatique de Hemeti
Il a entamé une tournée africaine au pas de course. Entre fin décembre et mi-janvier, Mohamed Hamdane Daglo, dit “Hemeti”, s’est rendu en Afrique du Sud, en Ouganda, à Djibouti, au Rwanda, en Éthiopie et au Kenya. Tous ces pays l’ont accueilli chaleureusement, note Al-Jazeera. Le chef paramilitaire soudanais des RSF a donc été reçu “dans toute l’Afrique comme un chef d’État”, s’étonne le site de la chaîne qatarie, qui déplore que Hemeti, dont les forces sont accusées de multiples crimes dont celui de génocide, ait joué au respectable homme d’État.
Sur le plan intérieur, le 1er janvier à Addis-Abeba, Hemeti a également signé un accord avec Taqaddum, une large coalition civile dirigée par l’ancien Premier ministre soudanais Abdallah Hamdok, lequel fut pourtant renversé lors d’un coup d’État conjoint organisé par l’armée et les RSF en octobre 2021. Et là aussi, rapporte New Arab, l’ambivalence demeure puisque pendant que Hemeti se réconciliait avec l’ancien Premier ministre, ses troupes sur le terrain pillaient et terrorisaient les populations, selon des groupes civils locaux.
Pourtant, même si ces forces paramilitaires suscitent au Soudan un large ressentiment, leur domination militaire et l’accord signé avec des dirigeants civils signifient bel et bien que Hemeti jouera un rôle clé dans l’avenir du Soudan, constate autant le site arabe.
Une analyse largement partagée par The Economist, qui s’est également intéressé à l’accueil réservé au chef paramilitaire par les dirigeants africains. “La reconnaissance diplomatique accordée à M. Daglo par les dirigeants africains pourrait refléter un ajustement pragmatique à la réalité”, commente l’hebdomadaire britannique.
Le soutien apporté par les Émirats aux Forces de soutien rapide (FSR) de “Hemeti”, dans une guerre civile soudanaise qui dure depuis un an – et au cours de laquelle ces unités paramilitaires ont été accusées de génocide –, complique les accords de paix menés par l’Arabie saoudite et les États-Unis et encourage l’adversaire de “Hemeti”, les Forces armées soudanaises, à obtenir des armes auprès de l’Iran. (Les Émirats nient armer les FSR.)
Qui plus est, les Émirats ont noué des relations étroites avec Abiy Ahmed, le Premier ministre éthiopien, finançant des projets d’infrastructure et fournissant des drones utilisés dans la guerre civile du Tigré. L’Érythrée et la Somalie ont cherché à obtenir l’aide de l’Arabie saoudite pour battre en brèche ce qu’elles perçoivent comme un projet de l’Éthiopie, pays enclavé, de reconnaître le Somaliland, un territoire sécessionniste de Somalie, moyennant la concession de terres sur la côte – projet soutenu par les Émirats.
Effets délétères de corruption
Les effets de l’aventurisme émirati viennent rappeler que le Golfe n’a guère l’intention d’être le champion de la démocratie africaine. Les Saoudiens ont accueilli à bras ouverts des juntes qui ont pris le pouvoir par le biais de coups d’États. En Somalie, le Qatar et les Émirats se sont accusés mutuellement de soudoyer des politiques rivaux.
Les États-Unis ont imposé des sanctions à des entreprises émiraties pour leurs liens présumés avec Al-Chabab, le groupe djihadiste somalien, ainsi qu’avec le groupe de mercenariat russe Wagner, qui était très lié à “Hemeti” et à d’autres hommes forts.
De surcroît, Dubaï lui-même pourrait favoriser la corruption africaine. Au cours de la dernière décennie, alors que les pays européens s’engageaient, tout au moins, à renforcer la réglementation financière, les milieux d’affaires et les élites politiques africaines – souvent indissociables – se sont tournés vers Dubaï.
En 2021, plus de 26 000 entreprises africaines étaient présentes à Dubaï, une hausse d’environ un tiers par rapport à quatre ans auparavant, selon la Chambre de commerce de Dubaï.
Capter l’or africain
La plupart des flux de capitaux depuis l’Afrique vers Dubaï sont parfaitement légaux – et rationnels – pour des élites soucieuses de garder leurs liquidités. “De nombreux Africains ne font pas confiance à leurs propres économies”, assure Ricardo Soares de Oliveira, de l’université d’Oxford. Et contrairement aux Chinois et aux Indiens, qui utilisent des paradis fiscaux dans les Caraïbes ou à l’île Maurice avant de rapatrier leurs fonds, “les Africains ne font pas beaucoup d’allers-retours : [les flux de capitaux] vont essentiellement dans une seule direction”.
Pourtant, d’après plusieurs rapports, Dubaï présenterait des aspects préoccupants. En 2020, un rapport de la Fondation Carnegie pour la paix internationale faisait valoir que “le marché immobilier de Dubaï [attirait] l’argent sale”. Le groupe de réflexion américain cite 34 gouverneurs, sept sénateurs et treize ministres nigérians possédant des biens immobiliers à Dubaï. Des propriétés dont le coût est manifestement au-dessus de leurs moyens, “compte tenu de leurs salaires officiels”.
De même, en 2020, The Sentry, un organisme de surveillance, affirmait que Dubaï importait environ 95 % de l’or provenant de pays en conflit comme le Soudan, le Soudan du Sud, le Congo et la République centrafricaine. “Hemeti” s’est enrichi, pour une large part, en vendant de l’or soudanais en passant par Dubaï, d’après l’ONU.
Les Émirats se sont félicités d’avoir été retirés d’une “liste grise” officielle de blanchiment d’argent. Cependant, Dubaï continue à abriter de nombreux individus accusés de corruption par certains États, notamment africains. C’est le cas d’Isabel dos Santos, la fille de l’ancien président de l’Angola. Pendant plusieurs années, l’Afrique du Sud a cherché à obtenir l’extradition depuis les Émirats de deux des frères Gupta [extradition obtenue en 2022], qui auraient orchestré le pillage des caisses de l’État sous le prédécesseur de Cyril Ramaphosa, Jacob Zuma.
Débordantes ambitions
Le rôle de cet État du Golfe comme destination pour les riches Africains et leur argent a des répercussions considérables sur le continent.
L’essor du Golfe place les leaders africains devant un dilemme habituel. Doivent-ils se servir des partenariats avec des puissances étrangères dans leur propre intérêt, ou bien dans celui de leurs concitoyens ?
Pour l’Occident, il y a un autre défi. Les États-Unis et les puissances européennes veulent se procurer davantage de minerais africains, réduire l’influence de la Russie et de la Chine et aussi promouvoir une bonne gouvernance.
Les pays du Golfe peuvent contribuer dans certains cas à ces objectifs, mais ils ne sont pas toujours fiables aux yeux des Occidentaux. Comme dans d’autres pays du monde, les pays pétroliers émergents ont leurs propres ambitions – et ils vont les concrétiser sans états d’âme.