«On ne peut pas mettre au banc la Russie tout en renforçant notre amitié avec l'Arabie saoudite»

«On ne peut pas mettre au banc la Russie tout en renforçant notre amitié avec l'Arabie saoudite»

Le prince héritier saoudien est reçu ce jeudi soir 28 juillet à l'Élysée. Une visite qui entérine la réhabilitation de Mohamed ben Salman sur la scène internationale. Il était diplomatiquement tenu à l'écart depuis la mort de l'opposant Jamal Khashoggi en 2018. Agnès Callamard, secrétaire générale d'Amnesty International, revient pour nous sur l’implication de cette visite dans le contexte actuel de guerre en Ukraine.

RFI: Le président français Emmanuel Macron s’était déjà rendu à Riyad en décembre dernier. Est-ce que vous vous attendiez à ce que le rapprochement entre les deux hommes continue ?

Agnès Callamard : La réhabilitation de Mohamed Ben Salman, c'est quelque chose que nous ne voulions pas voir arriver. Il est responsable du meurtre atroce de Jamal Khashoggi mais aussi plus largement d'une répression accrue en Arabie saoudite. Il est également responsable d'une guerre au Yémen qui a fait des milliers de victimes et qui est la pire crise humanitaire à travers le monde. Cette réhabilitation n'aurait pas dû avoir lieu et elle n'était pas nécessaire. La France aurait tout à fait pu continuer ses relations diplomatiques avec l'Arabie saoudite sans réhabiliter Mohammed Ben Salman. Ça aurait bien sûr été un peu plus compliqué, mais ce n'est pas impossible.

De votre point de vue, cette visite est donc une preuve de faiblesse de Paris face à Riyad ou simplement une mauvaise décision diplomatique ?

Les deux. Tout d’abord, c'est une preuve de faiblesse sur le court terme dans un système géopolitique où il faut au contraire se montrer fort. Ensuite, c'est un manque de vision sur le long terme qui est particulièrement flagrant lorsqu’on entend les discours politiques actuels sur l’agression russe en Ukraine. On ne peut pas mettre au banc la Russie pour l'horrible agression qu'elle est en train de faire contre l'Ukraine, tout en renforçant notre amitié avec un autre État, l'Arabie saoudite, qui commet des crimes de guerre au Yémen depuis plusieurs années.

Malheureusement, ce n’est pas nouveau de voir les diplomaties occidentales fermer les yeux sur certaines pratiques de leurs alliés.

Tout à fait. Le deux poids deux mesures, ce n’est pas une caractéristique de 2022. Cependant, dans le passé, il y a une dizaine d'années, les démocraties occidentales étaient prêtes à parler de façon beaucoup affirmée et plus systématique des violations des droits humains et à en faire l'un des points centraux de leur démarche diplomatique. Elles ne s'autocensuraient pas de la même façon qu'elles le font maintenant.

La Russie, la Chine et d'autres États prônent eux une refonte du système, afin que les valeurs que l'on appelle « les valeurs occidentales », les valeurs démocratiques, soient mises de côté. Alors pourquoi faciliter leur victoire ? Parce que c'est ce qu'on est en train de faire.

Justement, est-ce que l’invasion russe en Ukraine a été l’occasion d’un réveil sur ces questions ?

Non, c’est un échec. Pour l’instant, les valeurs ne sont pas remises au centre de nos démarches. On voit un deux poids deux mesures permanent. On l'a vu avec les politiques américaines, on le voit avec les politiques européennes. Les discours ne suffisent pas, il faut entrer dans l'action aussi, et ce n'est pas le cas pour le moment.

Il faudrait notamment tenter de créer une coalition forte autour de ces valeurs. Ça n’a pas eu lieu. Nous ne faisons que négocier avec l'Arabie saoudite, Israël et quelques autres États qui ont accès au pétrole.

Donc, nous n’avons pas de coalition contre l'agression russe. Nous n’avons qu’une coalition très faible qui ne va pas nous permettre de nous opposer à la Russie sur le long terme. C'est très inquiétant pour nous. C'est très inquiétant pour tous ceux qui croient en ces valeurs et qui croient en la victoire ukrainienne contre la Russie.

C'est une victoire qui ne peut pas seulement être militaire. Elle se joue aussi sur les valeurs. Quand on met le tapis rouge pour les dictateurs à travers le monde, on perd à tous les niveaux. Donc, de mon point de vue, ce qui se passe en ce moment est très inquiétant pour l'avenir : l'avenir de notre système international, l'avenir de la gouvernance internationale et l'avenir de notre planète.

Avant d’être secrétaire générale d’Amnesty International, vous avez été rapporteuse spéciale auprès des Nations unies. De par votre expérience, pensez-vous tout de même les diplomaties occidentales capables de se remettre en question ?

Bien sûr, elles l’ont démontré par le passé et elles peuvent le démontrer de nouveau. J'ai quand même de temps en temps des conversations avec certains représentants politiques au plus haut niveau, que ce soit aux États-Unis ou en Europe. Je comprends qu'il faille parler à l'Arabie saoudite et à d'autres États qui ont accès au pétrole. Mais pourquoi ne pas aussi aller voir tous ces États qui n'ont peut-être pas les mêmes valeurs économiques, mais qui sont à même de porter des messages politiques importants, que ce soit en Amérique latine ou sur le continent africain ? Aujourd’hui en Amérique latine, nous ne parlons qu’avec le Venezuela. Pourquoi ? Parce qu'il y a du pétrole. Mais les autres pays ont, eux aussi, des choses à dire, des messages à porter. Ils peuvent faire partie d'une coalition. Pourquoi ne pas le faire ?

Pourquoi ne pas parler de façon beaucoup plus poussée avec l'Afrique du Sud qui est en train d’appeler à une relance du mouvement des non-alignés ? La Russie a très bien compris où sont ses alliés à l'heure actuelle. Et elle est en train de mener les démarches appropriées.

L'Europe et les États-Unis, eux, pourraient construire une coalition qui tiendrait beaucoup plus la route au niveau politique. Ils l'ont déjà fait et pourraient le faire de nouveau, mais ils ne s’en donnent pas les moyens. Il faut déployer des moyens économiques, des moyens politiques. Peut-être qu'il faudrait s'attaquer aux questions de dettes qui sont des questions très importantes en Afrique en particulier, donner quelque chose, mais construire une coalition fondée sur un minimum de valeurs communes. Et ça, on ne le fait pas.